ALAN ALAN, L'ULTIME ENIGME
L'art au Cap-Vert est souvent appréhendé à travers la musique alors même que l'archipel abrite un vivier d'artistes peintres, plasticiens etc qui ont rarement l'occasion de faire briller le Cap-Vert. Parmi ces artistes, Alan Alan, peintre d'art figuratif nous dévoile quelques unes de ses thématiques. Aux antipodes des peintures Capverdiennes souvent issues de l'esprit "Morabeza", deux mondes, deux cultures s'entrechoquent et livrent une confrontation intérieure.
La nature au Cap-Vert est une artiste qui s’exprime : des reliefs tourmentés aux eaux calmes des plages, la nature s’exprime de multiples façons en jouant par exemple sur les perspectives avec son océan en contrebas et ses flancs de falaises. La nature déploie ses pots de peinture compositions de couleurs à travers ses étendues de sable blanc et de sable noir, lorsqu’elle décline ses compositions de couleurs à travers ses façades de maisons et de bâtiments colorés, ses dégradés de couchers de soleils flamboyants. Elle trace à travers des sentiers escarpés ses lignes étroites. Elle s’exprime à travers ses formes avec ses énormes caldeiras et ses cultures en terrasses.
Ainsi, toutes celles tous ceux sensibles à l’art verront dans la nature Cap-verdienne, des tableaux de paysages époustouflants d’une rare beauté et verront combien au Cap-Vert, L’art est omniprésent.
Être artiste ne signifie pas grand-chose, c’est une valeur élastique, chacun y met ce qu’il y veut. Mais au Cap-Vert, encore plus : c’est un statut qui n’a pas encore vraiment été pris en compte ou estampillé. Être artiste au Cap-Vert n’a pas la même résonance qu’ici en France ou en Europe. Car ce statut d’artiste, excepté dans la discipline musicale, n’est accompagnée d’aucune réelle organisation et représentation solide au niveau national.
Combien de Cap-verdiens peuvent se targuer de vouloir se consacrer exclusivement à l’art ? Ils font de l’art mais ne sont pas artistes. Bien sûr, cela n’est qu’un statut me dira-t-on mais au Cap-Vert, ce statut reconnu donnerait lieu à plus d’aides, de subventions, d’évènements.
N'est-ce pas cette omniprésence artistique qui permet à Alan Alan d’affirmer que chez le Cap-verdien, l’art est non seulement naturel mais aussi une seconde nature. Immédiatement, une question s’ensuit : Si le Cap-Vert est un essaim à artistes, pourquoi au Cap-Vert même et en France et l’art Capverdien n’est-il pas plus manifeste ?
Un début de réponse m’est fourni par Alan Alan :
Malheureusement, ici comme certainement ailleurs, dès que nous commençons à évoquer la culture et l’art au Cap-Vert, ce qui nous vient immédiatement à l’esprit, C’est Cesaria Evora. La découverte de la Morna, genre musical mélancolique, a popularisé auprès du grand public, non seulement la musique du Cap-Vert mais a permis également d’ouvrir la porte aux musiciens Capverdiens.
Certes, elle aura eu le mérite de tourner les projecteurs vers ce pays qui, avant elle, était trop discret pour être mis en lumière. Par ailleurs, sa fracassante renommée a porté préjudice à l’ensemble du monde artistique et culturel Capverdien en éclipsant toutes les autres formes d’art : Peinture, sculpture etc. y sont peu représentées dans le monde occidental. C’est une injustice que j’aimerais à mon niveau, réparer. Il est temps d’ouvrir les vannes culturelles.
Bien sûr, là n’est pas l’unique raison mais il est temps de dépoussiérer l’art au Cap-Vert, d’enraciner le statut d’artiste et cela, dans toutes ses disciplines, et de consolider des structures pour permettre à la nouvelle génération d’embrasser l’art, non plus en dilettante mais en professionnel.
Et même si, force est de constater que les choses commencent à évoluer, elles n’en sont qu’à leur balbutiement. Les Cap-verdiens commencent à entrevoir l’art comme une vocation, un ancrage professionnel.
Au Cap-Vert, on est créatif mais c’est très difficilement qu’on passe le cap pour être artiste.
Bien sûr, quelques peintres Cap-Verdiens ont réussi à se faire un nom à l’Étranger mais ils sont peu nombreux : Les frères Tchalé et Manuel Figueira, Luisa Queiros, Bela Duarte, Kiki Lima, Joao Fortes, Antonio Firmino, sont les plus cités. Pas seulement pour la reconnaissance de leurs peintures mais également parce qu’ils ont contribué à la création du Centre national d’artisanat de Mindelo.
Ce faisant, ils ont réussi à hisser la culture Cap-Verdienne à un statut plus formel (CNA) permettant aux arts du Cap-Vert d’être mis à l’honneur, de trouver leur place (Un archipel de multiples arts traditionnels Tissage, photographie, peinture, peinture, collage, teinture) ce qui a donné un élan considérable à l’art capverdien…. Mais pour au final, devenir un musée… Musée : Témoin d’une culture reléguée au passé, reliques statiques, comme si le Cap-Vert avait mis un point final à l’ascension et la promotion des artistes en tous genres. Malgré tout, le centre semble reprendre vie et exhibe occasionnellement quelques expositions de peinture.
Comment sortir du confinement culturel ?
Bien sûr, là n’est pas l’unique raison mais il est temps de dépoussiérer l’art au Cap-Vert, d’enraciner le statut d’artiste et cela, dans toutes ses disciplines, et de consolider des structures pour permettre à la nouvelle génération d’embrasser l’art, non plus en dilettante mais en professionnel
L’art au Cap-Vert me fait penser à l’Aloe vera : Il ne se passe pas 10 mètres au Cap-Vert, sans que vous aperceviez un aloe Vera. Au point de ne plus y faire attention au bout de quelques jours. Tout comme l’aloe vera qui, s’épanouissant au soleil, jonche le sol, l’art capverdien fait partie du paysage. Il reste intact, brut, sans transformation et donc sans valorisation. L’aloe pousse naturellement au Cap-Vert, tout comme les Capverdiens sont naturellement des artistes. Les deux sont pourtant des ressources inexploitées, voire sous-exploitées. C’est bien parce que c’est naturel et une seconde nature que beaucoup de Capverdiens ne valorisent pas assez leurs talents. Ce qui est naturel est souvent sous-estimé, et la valeur qu’elle représente mise de côté.
Cependant, nous commençons à voir des pousses fraiches et prometteuses sortir de terre. Le but sera donc de les mettre en lumière, les soutenir, leur permettre de prendre de l’expansion.
Heureusement pour nous, férus d’art, certains Capverdiens continuent de se battre pour exister artistiquement parlant au Cap-Vert, pour exporter leurs talents et pour en faire une vocation à part entière.
Alan Alan en fait partie. Je le rencontre dans un parc. Il a pris la peine d’apporter son portfolio afin de me donner un aperçu large de son répertoire créatif. Alan Alan est né au Cap-Vert et est arrivé en France en 2004. Il crayonne, il dessine, depuis tout jeune, une seconde nature ! Comme bon nombre de ses compatriotes, il est autodidacte, n’a suivi aucun cours, n’a fréquenté aucune école artistique, ce qui ne l’a pas empêché d’exposer à Mindelo, sa ville de cœur. Jusqu’à peu, il ne voyait pas son talent comme un atout qui pourrait être rémunérateur.
THÉMATIQUES D’ALAN ALAN
CONFRONTATION INTÉRIEURE ET MÉCANIQUE DES CORPS
La peinture d’Alan Alan est figurative. Vous n’y trouverez pas un déversement nostalgique de sa patrie, ni de jolis paysages luxuriants du Cap-Vert, des scènes de vie festives aux couleurs chamarrées, ou encore des personnages badins. Tous ces détails, témoignage de la Morabeza capverdienne (joie de vivre, accueil et ouverture à l’autre, flânerie etc.) ont été exploités par bon nombre de ses prédécesseurs, telle une valeur sure.
Les thématiques d’Alan Alan se cristallisent autour de confrontation intérieure, en totale discordance avec la Morabeza. Cette confrontation, il l’exprime d’abord avant tout à travers l’image du boxeur. Le boxeur qui mobilise tous ses muscles, son énergie, son endurance avant de se confronter à l’autre. Le boxeur allégorie de la confrontation avec soi avec ses propres forces intérieures avant tout.
Le boxeur ou la confrontation entre soi et l’autre sous-tendent plusieurs autres thèmes transversaux qu’il met en exergue, notamment celle du migrant.
Ce que le migrant laisse derrière lui, la propre confrontation avec lui-même, avec son deuil, avec tout ce qu’il laisse à son corps défendant. Puis vient la confrontation avec ce que nous ne voyons pas chez ce migrant (le blanc des yeux) l’imperceptible, l’indécelable qui malheureusement se matérialisera par une hostilité envers lui, sa confrontation avec l’autre. Le regard vide et blanc suppose pour ce migrant une page blanche mais également un vide vertigineux qu’il devra remplir.
Une question mérite d’être posée : Ce combat intérieur qui hante son inspiration n’est-il pas afférent à la déchirure, à l’épreuve de force qui existe et que ressentent chaque Capverdien ayant quitté leurs terres ? Comment se définir ? par rapport à soi, à ses attaches ? et par rapport à l’autre ? Un mouvement de balancier qui opère forcément un pugnace face-à-face.
CONFRONTATION CHROMATIQUE
La confrontation, thème récurrent chez Alan Alan ne se traduit pas seulement dans le fonds mais également dans la forme et surtout dans le choix des couleurs. Couleurs qui semblent prendre à contrepied, leur propre signification.
Les couleurs vives sont souvent associées à des moments de joie, d’optimisme et de positivité. D’ailleurs beaucoup d’artistes Capverdiens se servent à profusion de couleurs dynamiques et animées pour exprimer la chaleur et la lumière du Cap-Vert. Une façon pour eux, certes d’afficher leurs couleurs, mais aussi de partager ce que représente leur univers immédiat.
Les couleurs sur les représentations d’Alan Alan sont vives tout en ayant souvent un aspect sombre. Une prouesse selon moi, tant cela parait antinomique. Comme s’il avait gardé l’essence des couleurs tout en les gratifiant d’un sens nouveau. Vives et sombres, vives car sombres, sombres car vives,. La confrontation et la conjonction des 2 symboliques n’auraient pas été autant énigmatique et parfaite si cela n’avait pas été de l’art figuratif.
Confrontation du sens que revêt les couleurs vives du Cap-Vert mais imprégnées du sombre de son univers immédiat.
Il y a, selon moi, dans les peintures d’Alan Alan, comme une linéarité de la vie.
Après la confrontation avec soi—même imagé par le boxeur, vient l’image que l’on donne de soi. Les visages sont très présents dans les peintures d’Alan Alan.
Le visage, m’explique-t-il, se veut être notre identité. Il est l’image que nous donnons de nous-même consciemment ou inconsciemment, dans le face‑à‑face des communications. Il est le premier support par lequel nous sommes perçus à l’extérieur, indépendamment de ce que nous sommes vraiment, réellement.
Avec Alan Alan, les visages deviennent des masses informes, des assemblages de formes, de masques, des trompe-l’oeil, des recompositions de morceaux fragmentés. Morceaux de nous-mêmes qu’on donne à voir en partie ? Morceaux de nous que l’on s’accole ou que l’on s’arroge ? Ces parties de nous qu’on souhaite montrer ? ou la façon dont nous sommes perçus par l’autre ?
Derrière ces fragments de nous-mêmes se cache l’émotion imperceptible ou abstraite.
Volontairement déformés, ces visages sont une incitation, une suggestion, un effort supplémentaire pour apprendre à regarder au-delà, de dépasser le visage, pour découvrir ces émotions. D’ailleurs, peu de peintures d’Alan Alan, affichent des émotions. Or l’émotion dans notre monde rationnel et cartésien n’est plus visible. Elle se mure derrière des figures de style, des fonctions, des apparences, des titres. Assemblage, désassemblage, reconstitution, dilution, estompage, flou. Le visage n’a plus sa tête.
La mécanique des corps est-il le dénouement final à tous ces morceaux de nous juxtaposés, ajustés, restructurés, réassemblés où telle une suite logique, le corps ne devient lui aussi, qu’un assemblage de mécanique, de voiture, de rouages, de technologie qui donnent au corps sa forme FINALE.
La technologie prend-elle le relais ? Comment nous affirmer en tant que sujets ? comment nous transformer en objets ?
De quoi sommes-nous constitués serait peut-être la question, l’énigme ultime que nous pose Alan Alan à travers ces peintures.
Bien sûr, l’un des avantages de l'art figuratif est que chacun verra ce qu’il aura envie d’y voir. Rien que pour cela, et pour retrouver son miroir intérieur, plonger dans les représentations d’Alan Alan, est une odyssée passionnante.
SUJETS/ OBJETS : UNE CERTAINE LINÉARITÉ DE LA VIE ?
QUELQUES INTERROGATIONS POUR AUGURER DE LA SUITE
C’est autour de ma discussion avec Alan, qu’il a soulevé quelques réalités qui devraient donner lieu à des nouvelles pistes de réflexion. Comment, au Cap-Vert, passer le cap de créatif à artiste ? Le Cap-Vert n’a-t-il jamais considéré l’art comme un levier de développement ? la situation n’exigerait-elle pas une concertation engagée pour enraciner l’art dans le devenir ? Y a-t-il au Cap-Vert, des structures propres à encourager l’expansion et l’exportation des artistes Capverdiens, cela sera dans mon prochain article avec une invitée très spéciale. La nouvelle génération d’artistes annonce-t-elle un changement ? Quelles associations, organisations au Cap-Vert tentent de promouvoir l’art ?
Depuis 2013, avec la création de la SCM, la Sociedade Cabo-verdiana de Musica (Société Capverdienne de Musique), le Cap-Vert a pris conscience de l’importance de la musique comme moteur économique du pays et décidé de défendre les droits des artistes et ce n’est que depuis 2018 que cette dernière a commencé à reverser leurs droits aux artistes.
Comment dès lors, sortir de ce confinement culturel essentiellement musical et étendre les droits et actions envers les autres disciplines artistiques ?
Et qu’en est-il des autres artistes, pour soutenir les autres industries créatives, témoignage du riche héritage culturel et artistique, notamment dans la peinture ?