MuMu, L'ALCHIMISTE
Mumu est une alchimiste, elle transcende, elle explore, et exhume des pages d'histoire et des communautés invisibilisées "LES PRÉSUMÉS FRANÇAIS". Sa série "Racines cubiques" est un témoignage de son propre parcours artistique, culturel, historique.
ART
J’ai rencontré Muriel, lors des portes ouvertes des ateliers d’artistes de Belleville.
Elle m’ouvrit généreusement la porte de son atelier pour me faire découvrir son monde intérieur composé d’art, d’émotions, d’histoire et de découvertes. La rencontre fut fluide, et ce en dépit de sa timidité qui tenait plus de la pudeur.
Ce qui me saute aux yeux, en déambulant parmi les peintures qu’elle a judicieusement choisi et exposé, est le mouvement et l’intensité harmonieuse des couleurs qui s'en dégagent. Cela tombe bien, je suis comme un papillon attirée par les couleurs vives et je prends plaisir à papillonner d’une peinture à l’autre.
En observatrice, je suis ensuite, intriguée par les différents rendus de ses peintures, issus de diverses techniques. Je suppose que bon nombre d’artistes s’essaient à différentes techniques pour trouver celle qui lui convient le mieux. Et même si au cours de leur vie d’artiste, ils changent occasionnellement leur style et leurs préférences, la plupart reste fidèle à leur technique de prédilection.
Mais Pour Muriel, il n’en est rien. Il ne s’agit pas tant de tâtonnements, d’essais, Son parcours d’ailleurs semble confirmer mon impression : Muriel dessine depuis sa plus tendre enfance. Selon ses tripes, son cœur, ses envies. Ce n’est que très récemment qu’elle s’est décidée à rentrer à franchir les portes de l'école "Savoir dessiner"… certains diront tardivement…. Avant même de fouler le sol de cette école artistique, elle perfectionne son propre style mais sa nature curieuse, son appétence naturelle pour la variété, pour la découverte de nouvelles techniques, sa prédisposition pour l’éclectisme, l'incite à rejoindre le rang des futurs artistes en devenir. Il serait donc réducteur d’y voir de simples tentatives afin de savoir ce qui lui sied. Elle le sait déjà, l’acrylique est son point d’orgue. Ce qui ne l’empêche pas de portraiturer, d’illustrer avec des pastels, de la peinture à l’huile de l’aquarelle. Cela sera d’ailleurs une occasion pour elle de m’affranchir des différences notables existant entre les caractéristiques et matériaux des différentes peintures, de leur temps de séchage, la texture, le rendu. Muriel, maitrise son sujet, mais elle est une mosaïque à elle seule.
C’est certainement aussi dû sa rentrée tardive à l’école des Beaux-arts que son art n’est pas formaté, défie les codes, et s’inscrit parfois au-delà des canons du genre. Ses pastels sont d’un rouge feu, empreints d’une énergie impossible à contenir, une énergie qui se substitue à la douceur poétique des aquarelles. Pourquoi estomper ? Pourquoi opacifier ? Pourquoi rendre abstrait ? Comme pour sa propre histoire, elle préfère jeter une lumière crue sur ce qui l’entoure.
Tout en survolant les peintures, je trouve mon nectar. Une magnifique peinture appelée « Chúc mừng năm mọi ». Désireuse d’en savoir davantage sur cette peinture aux accords asiatiques, c’est lors d’un second rdv que cette dernière me livre ses secrets.
DE L’INANIMÉ À à L’INVISIBILITÉ :
se connaitre, donner, guérir
Je rencontre une seconde fois Muriel dans un café après que nous nous soyons donné rdv.
Avec l’intention d’en savoir plus sur elle, sur ses peintures, sur ce qui l’anime et la motive en tant qu’artiste. Je la questionne sur ses débuts en peinture, son engouement pour le dessin.
Son récit chronologique est comme une feuille de route, une étape, une progression d’elle-même plus que de son art. S’intercale une pensée en l’écoutant dérouler l’écheveau de sa passion : rites de passage.
Muriel étant de nature plutôt imide et réservée, elle aime communiquer mais elle excelle dans l’art de le faire en transcendant le verbe, en le rendant inutile, accessoire.
C’est essentiellement à travers son art qu’elle interagit. Une communication qui s’effectue à plusieurs niveaux.
Tout d’abord, une communication intérieure, avec elle-même, comme un entre-soi, une quête d’elle-même, une découverte de ce qu’elle porte dans le tréfonds de son esprit, de son âme. Cette plongée intérieure lui dévoile alors les recoins de son imagination jusqu’alors, à l’abri de la réalité. Elle les fait devenir réels et les matérialise sous forme d’esquisses, de dessins et de peintures. C’est ainsi qu’elle donne vie aux objets inanimés tels qu’elle se les représente, elle les sublime, les déforme, les anime, en fait des associations improbables. Elle peint avant tout pour son plaisir, mais également pour appréhender le monde à sa façon. C’est un don qu’elle se fait à elle-même.
Une fois, l’entre-soi achevé, la communication s’opère à un autre niveau ; un échange avec l’autre qui cette fois-ci se matérialise sous forme de don, de générosité.
Un partage où elle révèle son monde imaginaire, laisse la magie opérer, infuser et transmettre de la fantasmagorie dans l’esprit de son entourage, pour qu’il s’en imprègne. Elle crayonne pour ses nombreux neveux et nièces, friands de ses dessins.
Jusqu’à peu, elle n’envisageait pas de valoriser ses œuvres car sa générosité prime (elle m’offrit d’ailleurs lors de notre premier rdv, sa carte peinture Sagittaire) et peut-être aussi un peu trop d’humilité.
Mais Muriel sait qu’on ne peut se contenter d’introspection et de don pour vraiment se connaitre, pour se réaliser. Il faut aller parfois au-delà de soi-même et du don à l'autre, ce qui implique de fouler le sol d'autrui. Sol où se sédimentent des débris d'histoire, des brisures de douleur.
Étrangement, cette incursion dans le monde de l'autre en lambeaux se révèlera artistiquement enrichissante.
La troisième étape est donc une communication avec ses aïeux, ses racines, pour alléger ou dissoudre les fardeaux transgénérationnels invisibles qui auraient pu se former.
DE L’INVISIBILITÉ Á L’HUMANITÉ
Cette étape, certainement loin d’être la dernière relève selon moi autant d’une guérison, que d’une alchimie et d’une transmutation dont elle fut à peine consciente. Et ceci, au prix d’une abrupte immixtion dans l’histoire de son père, de ses "racines".
Il y a encore peu de temps, Muriel avait exclu de son répertoire et univers artistique toutes représentations de visages, de personnages ou d’individus. Cette décision qui, au demeurant n’était pas selon moi, un choix conscient m’intriguait et je cherchais à en connaitre la raison.
Chaque choix ou autocensure d’artiste relève d’une prise de position, d’une préférence ou encore d’un engagement ou désengagement.
J’avais d’ailleurs, récemment rencontré une artiste peignant des femmes dont les visages étaient systématiquement remplacés par des décorations florales. La raison de son choix tenait du fait, qu’ayant beaucoup travaillé dans la mode où le physique était omniprésent, elle choisit délibérément de gommer cette partie du corps et de le remplacer par son engouement pour les plantes.
Ainsi, pour rejeter ou dénoncer les diktats esthétiques, elle avait remplacé les visages. Ainsi, ils n’étaient certes pas représentés mais ils existaient autrement et l’individu était présent sous une autre forme.
Mais dans le cas de Muriel, cette abstraction totale de l’humain dans son champ et parcours était d’un autre ordre, là encore selon moi. Je m’accommodais dans un premier temps de L’explication un peu trop simpliste du moment : Elle n’en avait pas ressenti l’envie. Je me serais allègrement contenté de cette hypothèse si la suite de notre échange n’avait pas fait émerger, telle une fulgurance évidente, des parallélismes dont la synchronicité me semblait former une suite logique.
«Aucun trouble ne s’affronte sans être nommé."
Plus j'écoutais Muriel, plus Il me semblait que des éléments s’encastraient tel des pièces de puzzle pour former une explication autre que sa seule "absence d’envie".
Lors de notre première rencontre dans son atelier, Muriel m’avait brièvement fait part de ses origines asiatiques sans trop s’y appesantir. Elle avait évoqué brièvement l’origine vietnamienne de sa grand-mère pour me parler de sa série.
Lors de notre second rdv, m'attardant une fois de plus sur la peinture et notre tête-à-tête se prêtant peut-être plus à l’épanchement, elle m’exposât une autre partie de son histoire, tout du moins de celle de son père, de son enfance et ses contours flous.
Je pense que Muriel n’aime pas les histoires cousues de fils blancs, les cases manquantes, les béances… Pourquoi opacifier ? elle doit comprendre, remplir les cases vides, même si c’est au prix d’une douloureuse plongée en apnée pour son père.
C’est ainsi que Muriel me conte deux histoires du Vietnam. Mais c’est entre ces deux espaces temps, entre ces deux histoires, qu’elle devient la passerelle de deux mondes.
Il y a l'histoire de son Vietnam, issu de ses propres souvenirs heureux, ses rencontres avec ses nombreuses tantes et oncles, ses attablées bruyantes et joyeuses, ses moments de convivialité où rien ne laisse transparaitre ces ombres et fantômes invisibles.
Puis il y a l'Annam de son père ( ancienne région d'Indochine pendant la période coloniale), issue d’une époque où le drapeau colonial a hissé les couleurs des douleurs abyssales. Douleur qui vient étirer un peu plus le filandreux abécédaire de ces communautés, histoires, identités invisibilisées. Une douleur dont l’espace qui leur est octroyé n’est pas assez grand pour contenir leurs propres identités, leur existence mais est assez immense pour calfeutrer les ombres du déni, de l’injustice.
Le passé de Muriel, héritage de son père, accuse des cases manquantes, des vides remplis de non-dits, des douleurs muettes, embastillées ou consciemment oblitérées, de colères sans voix, claquemurées ou étouffées dans l’antre de leurs souvenirs d’enfants orphelins.
Toutes ces cases manquantes se sont constituées en ombres, mais bien que niées, elles crient leur existence, veulent prendre corps, se matérialiser elles aussi. Faute d’être rendus à l’existant, d’être reconnus, elles ont fini par prendre plus de place que le réel, la vie et les vivants eux-mêmes.
L’histoire de son père est avant tout celle d’une amère construction à partir d’une volontaire négation, négation de leur identité, de leur filiation, de leur patrie. Négation, non pas dans le sens de nier mais dans le sens de rendre inexistant, invisible. Son père partage ainsi le destin de bon nombre d’orphelins d’ANNAM[1], arrivés en France pendant la guerre d’Indochine et dont l’origine filiale hypothétique est estampillée par un oxymore identitaire "INCONNUS, PRÉSUMÉS FRANÇAIS' attribut qui scellera leur voix.
Ainsi, des milliers d'enfants eurasiens nés d'un père français inconnu et d'une mère vietnamienne, furent rejetés à la fois par le milieu français et vietnamien. Confiés par leurs mères à divers orphelinats français et associations françaises dont le but était de les assimiler, des enfants de tous âges se virent imprimés d’une lettre écarlate, marqués au fer rouge au plus profond de leur chair et de leur âme. Ici, le marquage est à l'encre invisible mais n'en demeure pas moins lancinant.
Sombre et opaque époque où les jauges identitaires nous donnaient le droit ou pas d’exister, où les généalogies approximatives condamnent encore aujourd’hui à n’être que des représentations défraichies, diluées et rendues informes sur la toile de l’histoire française, au point que ces derrières se confondent avec le décor. D’ailleurs, ce ne fut ni plus, ni moins ce qui fut leur demandé : se fondre dans le décor, devenir invisible.
Privé de mère, de père, de leur propre patrie donc de leurs racines, il fallait aussi éteindre leurs voix afin qu’elles n’exhument pas ce passé conjoint de la France et du Vietnam si peu glorieux. Ainsi, en jetant un voile sur leur existence, sur leur colère et leur douleur, on leur ôtait tout droit de dénoncer, juger, crier, pleurer voire d'exister.
C’est ainsi qu’ils sont devenus des personnages manquants sur l’échiquier de l’histoire, comme si on avait voulu les raturer de la surface de la terre. Qui à part eux-mêmes connaissent cette partie de l'histoire?
[1] Le nom d’Annam, fut utilisé en Occident pour désigner le Viêt Nam dans son ensemble en reprenant l’appellation utilisée par les Chinois, est par la suite employé pour désigner le centre du pays. Le Centre du pays que l’on appellera « Annam » et le Nord , le Tonkin et son fleuve Rouge qui constituera l’Indochine ..
C’est à ce moment que Muriel opère non seulement une incroyable alchimie mais également une opportune transmutation.
En orchestrant une perméabilité entre ces deux versions du Vietnam (la sienne pleine d’optimisme et celle de son père rendue invisible), elle les transcende pour en faire une série picturale. Son père issu d’une communauté invisibilisée, pastellisée, opacifiée reprend sous la houlette de Mumu, contenance, consistance et vie.
De cette incursion dans l’obscur passé de son père, prendra naissance sa série « RACINES CUBIQUES » reconstitution des fragments de souvenirs déchirants, des pièces de puzzle qu’elle recompose.
Muriel exhume ainsi des fantômes itinérants bien que séquestrés dans les oubliettes de l’histoire, pour donner de la résonance à leur silencieuse indignation. Parfois, l’art a possède cette vertu de nous réconcilier avec l’histoire, avec notre histoire.
Ainsi, en reconstituant l’histoire de son père, en réhabilitant cette communauté, non seulement elle rend audible la blessure mutique de son père et de centaines d’eurasiens, elle convertit ce silence assourdissant en un fracassant écho mais elle rend aussi perceptible et manifeste ce qui fut invisible et transparent. Non seulement sa série en est le digne témoignage mais surtout elle est parvenue à travers ses peintures à rendre à toute la communauté sa part d’identité humaine. Ils s'expriment, ils existent. Elle a alchimisé le tout.
« Se souvenir de son passé, le porter toujours avec soi, c'est peut-être la condition nécessaire pour conserver l'intégrité de son moi » - Milan Kundera
TRANSMUTATION
Comment dès lors, transmuter l'histoire?
Pour comprendre l’importance de cette transmutation, il faut prendre en compte la symbolique inconsciente dans l’esprit de Mumu, et se rappeler qu’elle ne peignait pas les êtres humains. Comme si, par solidarité avec l’histoire de son père, par transposition d’une histoire à l’autre, d’une génération à l’autre, les individus n’avaient pas droit de cité, pas assez de consistance pour être couché dans les livres d'histoire et sur du papier dessin.
Peut-être fallait-il qu’elle s’approprie, rende visible, audible ce passé pour que d’un coup, elle s'arroge le droit de dessiner et représenter les visages, les individus, les êtres humains.. Peut-être fallait-il qu’elle alchimise l’histoire tourmentante de sa lignée familiale, d’une génération, qu’elle s’aventure à la croisée des chemins culturels pour qu’enfin s’incarne et existe l’humain sur son papier à dessin. Peut-être fallait-il cela pour qu’elle allège ou dissolve en même temps des fardeaux invisibles qui auraient pu devenir transgénérationnels. C'est ainsi qu'a eu lieu la transmutation.
QUART D’HUMAIN, QUARTERONNE, QUART D’UNIVERSALITÉ
Muriel a le don de créer la surprise. Ainsi, au milieu de la conversation, Muriel se réclame quarteronne.
Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas entendu ce terme. Ce fut pendant mes études en langues et civilisations orientales, que j’avais pris connaissance de ces termes qui classifiaient et hiérarchisaient 128 nuances de noir, ceci selon Moreau de St Mery.
Parmi les plus usités, figuraient le terme de quarteron, puis mulâtre, métis, socotra, métis, sang-mêlé, griffe, mamelouk, etc. Cette classification datant de la période coloniale stipulait que, plus importante était la part du sang blanc, plus l’individu gagnait en crédibilité, en beauté et intelligence et donc en attributs humains.
De nos jours, ces termes font clairement l’apologie de la discrimination raciale et de moins en moins de gens se qualifient ainsi.
Aujourd’hui, encore parmi mes pairs, il est inapproprié de se présenter ou de s’identifier ainsi. Car c’est alors porter le stigmate de la honte, honte de son sang, honte de sa couleur, honte de ses origines.
Jusqu’alors, j’ai toujours cru que cette hiérarchisation était attribuée aux gens de couleur, raison pour laquelle je fus doublement surprise par son affirmation.
D’autant plus que les personnes qui s’affublaient de ces degrés de filiation raciale, le faisaient essentiellement pour se valoriser et revendiquer leur part de blanc.
Si vous rencontrez Muriel, rien n’indique dans sa physionomie, une quelconque origine asiatique. Ce n’était donc pas pour revendiquer sa part de blanc mais bien le contraire, affirmer son pourcentage asiatique dans sa filiation, dans ses origines. N'est ce pas le monde à l'envers? Le monde de Muriel, comme je l'ai dit au début, lui est propre et est fascinant par sa capacité à inverser les repères, à alchimiser.
Personnellement, je me suis mise à sourire en imaginant Moreau de Mery entendre Muriel se définir ainsi pour endosser ainsi avec fierté son quart d’origine "non-blanche".
Pour la première fois, ce terme de quarteron perdait sa charge négative.
LE MOT DE LA FIN
"On est tous sur un même pied d’égalité, à la fin tout est beau"
Muriel m’avait exprimé cette phrase alors que nous échangions sur le fait de commencer à peindre, à dessiner, à se lancer dans le domaine de l’art. Étrangement à la fin de l’écriture de son portait, cette simple phrase sonne comme un programme, une promesse.
"On est tous sur un même pied d’égalité" pourrait en effet parler d'art, de ce que nous pouvons porter en nous, transmettre et partager à condition que cela émane de notre âme mais cette phrase accollée a son histoire, ce fut finalement sans le savoir son but : rendre beau et c’est ce qu’elle a fait grâce à son passé, son art et l’alchimie qu’elle a opérée… elle a rendu tout ce qui est sombre, beau. Mais force est de constater qu'il faut déja avoir cela en soi.
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